La variante chilienne by Pierre Raufast

Auteur:Pierre Raufast [Raufast]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Alma Éditeur
Publié: 2015-04-12T22:00:00+00:00

RUE D’ULM

Mon grand-père paternel était concierge dans le VIIe arrondissement de Paris. Il occupait une modeste loge au rez-de-chaussée d’un immeuble haussmannien, avec ma grand-mère et leur fils unique : Henri, mon père.

Au premier étage habitait une gentille vieille dame qui ne sortait jamais. Mon grand-père lui apportait quotidiennement le journal, des victuailles et redescendait avec ses poubelles et son courrier. À chaque Noël, elle lui offrait une grande boîte de chocolats, un luxe pour l’époque. Ce n’est que le jour de son arrestation que l’on apprit que cette dame régentait depuis son appartement le milieu de la prostitution parisienne depuis plus de vingt ans. Cette affaire fut néanmoins étouffée par le syndic afin de ne pas déprécier l’immeuble.

Aux deuxième et troisième étages vivaient des familles sans grand intérêt dont j’ai oublié le nom.

Au quatrième, un acteur célèbre dont je tairai l’identité par pudeur. Quand une jeune inconnue bien apprêtée se présentait à la loge, mon grand-père lui indiquait directement le quatrième étage. Il la regardait monter les escaliers avec ses talons hauts avant de faire une croix sur le calendrier de la poste qui ornait le mur. L’année 1947 fut un record avec cent cinquante-neuf croix. Personne ne se plaignit jamais de ces va-et-vient, trop content d’avoir quelque chose d’intéressant à raconter lors des dîners en ville.

Au cinquième étage vivait la famille de Montgemmy dont le père était haut fonctionnaire et la mère issue de la bourgeoisie parisienne. Émilie, la fille aînée, avait le même âge que mon père.

Si mon père était admis de temps en temps à jouer chez les de Montgemmy, c’est que ses résultats scolaires étaient impressionnants. Il rafla pratiquement tous les prix d’excellence au primaire, fut reçu premier au certificat d’études et continua ses prouesses au collège.

Émilie et Henri devinrent inséparables. De dix à quatorze ans, mon père partit même en vacances d’été dans la résidence de campagne des de Montgemmy dans le Lubéron. Puis vinrent l’adolescence, les premiers baisers, les premiers émois et le cœur d’Émilie qui bat quand elle retrouve Henri au petit matin dans la cage d’escalier.

En 1951, Henri, qui avait intégré l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, rêvait de devenir physicien et d’épouser Émilie. Mais la mère d’Émilie ne l’entendait pas de cette oreille. Sa fille se marierait, tout comme elle, avec un jeune homme de bonne famille, énarque ou polytechnicien. Le père était plus nuancé : l’ascenseur social de l’école de la République était un idéal humain à la mode qui flattait sa grandeur d’âme. Il concéda que l’École normale supérieure de la rue d’Ulm ferait d’Henri un parti honorable. Il songea secrètement à la jouissance égoïste qu’il aurait à passer pour avoir l’esprit large quand il présenterait ce jeune homme de condition modeste à ses relations. Son épouse accepta, comme toujours.

Les fiançailles devaient avoir lieu à la fin de l’année scolaire.

Émilie était une étudiante ravissante, inscrite en histoire à la Sorbonne. Autour d’elle, gravitait constamment une bande de jeunes gens bien élevés, attirés par sa beauté et par son patronyme.

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